Les jours de matches, au vieux stade fissuré de Santa Elena , Zenone m’accompagnait jusqu’à la Curva sud. Puis il rentrait, souverain, jusqu’à la demeure du typographe de Castello, mon père. Près du campo Santa Maria Formosa, son atelier jouxtait notre maison. Il avait forte réputation et Zenone, campé à la porte entrouverte, signalait aux passants que la typographie vénitienne, ses lettres de noblesse et son actualité, avait toujours droit de cité.
L’atelier était sombre, les ouvertures étaient courtes et donnaient sur la rue obscure. Des lampes tombaient bas sur le clavier des machines. Les bacs de fontes couvraient les tables, dans un désordre connu seulement des deux ouvriers. Ils fabriquaient livres et brochures, dans le respect des règles et de l’inspiration, qui les faisaient travailler depuis des années un détail de pied, un gras particulier, ajustant le dessin classique aux impressions modernes. Ainsi en était-il du A majuscule de la typographie vénitienne. Mon père en parlait sans cesse comme d’une ultime énigme, en quête d’une solution qui résoudrait d’un coup tous les problèmes rencontrés dans l’exercice de son art. Il répétait sans cesse que le grand Alde Manuce lui-même, alors qu’il dessinait le songe de Poliphile, n’avait pas su la trouver, mais que lui s’en approchait enfin. D’un sourire discret, j’étais le complice sceptique de son obstination.